Comprendre et équilibrer ses émotions dans un contexte professionnel

Comprendre et équilibrer ses émotions dans un contexte professionnel

Cet article décrit un exemple d'application de l'intelligence émotionnelle par un professionnel aux prises avec des émotions dérangeantes alors qu'il doit intervenir dans une situation de médiation. 

Auteure: Micheline Létourneau, psychoéducatrice, M.A. en éducation de l’Université du Québec à Montréal

Le professionnel qui intervient dans un contexte de relation d’aide est appelé à traiter différentes problématiques, et certaines peuvent lui poser des défis particuliers en raison de ses vulnérabilités personnelles et des émotions qu’elles provoquent en lui. Par exemple, un enseignant se sent intimidé par des élèves opposants, un éducateur a de la difficulté à démontrer de la compassion pour un jeune qui adopte une attitude de victime, une psychologue se sent moins compréhensive devant un homme qui se croit supérieur aux femmes. Malgré ses vulnérabilités, le professionnel de la relation d’aide accomplit son travail en étant conscient qu’il doit arriver à conserver sa neutralité dans le respect de l’éthique professionnelle. Dans un souci de développement professionnel, il cherche des moyens pour équilibrer ses émotions et améliorer sa pratique.

Comment peut-on se libérer des émotions perturbantes ou les équilibrer dans le cadre d’une intervention professionnelle ?

Le but de cet article est d’analyser les émotions vécues par un professionnel dans le contexte d’une situation déstabilisante et de présenter une démarche qui contribue au développement de son intelligence émotionnelle.

Voici la situation choisie. Un professionnel est appelé à intervenir auprès de deux parents divorcés dans un climat de confrontation. Il s’agit de parents compétents à s’occuper de leur enfant au quotidien. Néanmoins, le professionnel doit s’assurer que les parents tiennent celui-ci à l’écart du conflit qui les oppose depuis leur séparation. Dans son travail de médiateur, il assiste les parents dans leurs négociations entourant les modalités de garde, mais sa fonction lui donne également le pouvoir légal d’imposer une décision en cas de litige, s’il le juge dans l’intérêt de l’enfant. L’éventail des compétences requises va donc de la capacité à créer un climat d’échange et de négociation à l’exercice du pouvoir légal de trancher. Jusqu’à présent, le professionnel a toujours été reconnu pour ses compétences à mobiliser les parents dans une collaboration plus positive, mais dans ce cas-ci, l’affaire s’avère plus « coriace » et provoque en lui des émotions dérangeantes.

La confrontation qui dérange…

sroh conflit entre parentsToute personne est placée, un jour ou l’autre, devant la nécessité de prendre position et de s’affirmer face à un frère, une amie, un collègue de travail. Certaines personnes vivent ces expériences d’affirmation de soi avec une certaine fébrilité à l’idée de pouvoir se mesurer, d’évaluer de quoi elles sont capables ou de démontrer leur pouvoir. Par contre, d’autres ont tendance à fuir toute situation qui les oblige à exprimer le fond de leur pensée, à débattre de leurs idées dans un contexte d’opposition ou à remettre quelqu’un à sa place. Le professionnel de l’exemple rapporté ici appartient plutôt à cette deuxième catégorie. Se décrivant comme un être « pacifique », il tente de proposer des compromis aux conflits plutôt que d’adopter des positions plus affirmées en faveur de l’une ou l’autre des parties. Il reconnaît lui-même avec humour que sa répulsion pour toute confrontation est une motivation suffisante qui l’a incité, au fil des ans, à développer d’autres stratégies pour arriver à des ententes entre les parents. De façon générale, il est persuadé qu’il n’est pas armé pour gagner ce type d’argumentation, et la seule perspective d’une confrontation génère chez lui un stress qui se fait sentir longtemps d’avance. Toutefois, il parvient à s’affirmer dans certaines circonstances, par exemple lorsque la limite de sa capacité à « encaisser » sans rien dire est atteinte ou à d’autres moments, lorsqu’il sent qu’il a tous les arguments en main pour lui permettre de croire à une victoire assurée.


Négocier les vacances chez maman et chez papa

Précisons le contexte de l’exemple choisi ici. Le professionnel doit rencontrer les parents afin de fixer des dates de vacances de l’enfant avec chacun d’eux durant l’été. Malgré les conflits qui les opposent et leurs difficultés à dialoguer, le professionnel souhaite profiter de cette occasion pour les amener à s’engager dans une négociation. Après tout, se dit-il, le but de l’intervention est d’aider les parents afin qu’ils parviennent à s’entendre, maintenant et dans le futur, pour le mieux-être et l’équilibre de l’enfant, qui ne demande pas mieux que de pouvoir exprimer librement son attachement à ses deux parents.

Une ronde de négociations s’amorce autour d’une première semaine de vacances à la fin des classes à la demande d’un des parents. Après avoir tenté une première médiation, le professionnel constate que l’un des deux parents (parent no 1) refuse de céder du terrain. Il invoque plusieurs raisons pour ne pas accorder la semaine complète à l’autre parent (parent no 2).

Le parent no 1 soulève, entre autres, le risque que l’enfant s’ennuie de lui, puisque ce sera la première fois qu’ils seront séparés aussi longtemps. Il ajoute qu’il est lui-même en vacances durant cette semaine-là et qu’il souhaite profiter de son congé pour passer plus de temps avec son enfant. Notons qu’il s’agit du parent gardien et que son enfant est avec lui en permanence, excepté une fin de semaine sur deux où il est chez le parent no 2. Ce dernier a été absent de la vie de l’enfant pendant plusieurs mois et souhaite maintenant y jouer un rôle plus actif, mais selon le parent no 1, cela n’est pas une raison pour brusquer les choses.

Le professionnel comprend rationnellement le bien-fondé de l’affirmation pour favoriser son développement personnel et le respect de soi, mais émotionnellement, il n’en est pas convaincu.

 Aux yeux du professionnel, la position du parent no 1 est injustifiée, puisque les fins de semaine chez le parent no 2 se déroulent très bien. L’enfant manifeste chaque fois du plaisir à retrouver son parent et parle régulièrement des choses amusantes qu’il fait avec lui. Par ailleurs, le professionnel est conscient des contraintes de la conciliation travail-famille du parent no 1, mais cet argument n’est pas suffisant pour priver le parent no 2 d’une semaine complète de vacances avec son enfant. Malgré tout, le professionnel laisse les parents continuer la discussion sans intervenir, si bien que le parent no 2 finit par céder trois jours au parent no 1, réduisant ainsi sa semaine de vacances avec son enfant à une longue fin de semaine en sa compagnie.

Pourquoi le professionnel agit-il ainsi, laissant se poursuivre la discussion entre les parents sans intervenir ? Sur le plan personnel, cet intervenant préfère être perçu comme une personne conciliante et non autoritaire. Il n’aime pas l’idée qu’il pourrait susciter des réactions telles que de l’opposition ou de la crainte plutôt que l’appréciation de ses clients. Il aime se sentir apprécié de tous, et plusieurs de ses comportements envers les autres sont programmés pour répondre à ce besoin. C’est en partie pour ces raisons qu’il n’aime pas la confrontation, car il a compris et intégré dans sa structure mentale qu’elle provoque la plupart du temps l’insatisfaction quelque part. De ses expériences et observations antérieures, il a retenu que si on s’affirme et qu’on gagne, on est rejeté par le perdant, qui pourrait aussi chercher à se venger ; et si on perd soi-même, on vit de l’humiliation. Ainsi, il ne voit que très rarement des avantages au fait de s’affirmer. Bien sûr, il comprend rationnellement le bien-fondé de l’affirmation pour favoriser son développement personnel et le respect de soi, mais émotionnellement, il n’en est pas convaincu : s’il impose une décision, le professionnel ne peut s’empêcher d’appréhender des conséquences négatives, comme s’attirer plaintes et reproches de ses clients, auxquels il devra répondre.

Dans une problématique de conflit parental, les parents sont souvent animés d’un désir de vengeance l’un envers l’autre et veulent avant tout avoir raison. Même lorsqu’ils gagnent sur un point de négociation, ils trouvent d’autres reproches à faire à l’autre parent ou aux professionnels qui interviennent dans leur vie. Aussi, chaque décision du professionnel entraîne forcément l’insatisfaction de l’un ou l’autre parent — quand ce n’est pas des deux à la fois —, ce qui se traduit en discussions interminables, en accusations de favoritisme ou en tout autre argument pour réclamer justice. Or, dans la situation présentée ici, le professionnel craint de ne pas savoir comment répondre aux protestations du parent no 1 s’il impose une décision. Le sachant combatif et habile à argumenter, mais aussi parfois de mauvaise foi, il craint de se sentir désarmé face à lui. Tandis qu’avec le parent no 2, qui est moins revendicateur, le professionnel sent qu’il est possible de discuter et négocier. Ainsi, en hésitant à réaffirmer les droits du parent no 2 et à refléter au parent no 1 ses intentions cachées, le professionnel est conscient de ne pas respecter un droit du parent no 2. De plus, il ne répond pas aux besoins de l’enfant d’avoir des contacts en nombre suffisant avec ce dernier.

Les répercussions physiques des émotions 

Durant les trois semaines que durent les négociations autour de la première semaine de vacances, le professionnel rapporte qu’il vit un stress élevé, sentant son cœur sursauter chaque fois que son téléphone sonne, de crainte que ce soit l’un ou l’autre parent qui l’appelle. Il tarde parfois à leur téléphoner, tergiversant entre cet appel et d’autres tâches soudainement plus urgentes à faire, jusqu’à ce qu’il se décide à composer le numéro de téléphone en retenant son souffle. Les émotions vécues par le professionnel ont aussi d’autres répercussions. Notamment, le matin, il a de la  difficulté à sortir du lit, ayant l’impression « qu’un rouleau compresseur lui est passé sur le corps ». Il a toujours une sensation de fatigue et les paupières lourdes, éprouvant constamment un léger mal de tête. Sa motivation au travail s’en ressent également : il voudrait être ailleurs. Puis, des problèmes de digestion surgissent ; il croit avoir contracté un virus.

Comprendre la source du stress

La lecture des émotions est un processus qui requiert plusieurs tentatives avant d’identifier avec précision le stimulus de base qui les a provoquées.

L’inconfort provoqué par ces différents malaises l’oblige à s’arrêter et à réfléchir sur ce qu’il vit. Il ressent une gamme d’émotions qu’il prend un certain temps à identifier, puis à analyser. En effet, la lecture des émotions est un processus qui requiert plusieurs tentatives avant d’identifier avec précision le stimulus de base qui les a provoquées. Dans les moments où une personne est envahie par un amalgame de sensations et de pensées furtives, qui brouillent l’esprit et peuvent interférer avec sa capacité de réfléchir, il est nécessaire de s’arrêter et de faire l’exercice de se concentrer afin de chercher à saisir ce qui réagit en soi. Durant cet exercice, différents facteurs peuvent biaiser la réflexion, entre autres l’orgueil, la tendance à se surévaluer ou le refus d’admettre à soi-même une faiblesse ou une erreur. Il y a aussi le dénigrement de soi qui peut envahir le professionnel et l’amener à porter un jugement négatif sur lui.

sroh innovation Ainsi, dans cet exemple, le professionnel vit une lutte interne. Dans un premier temps, il tente de se convaincre du bien-fondé de sa non-intervention (ou de sa soi-disant stratégie du laisser-faire) en se défendant de juger cela une faiblesse. Il argue que les parents doivent se responsabiliser, que c’est le parent no 2 qui a cédé devant l’insistance du parent no 1, et que lui n’a rien à voir avec le résultat final. Mais après quelque temps, il n’arrive plus à taire le doute qui l’assaille sur la responsabilité qu’il porte dans l’issue de cette première négociation. Il réalise avoir créé une injustice à l’endroit du parent no 2. Il en vient à se traiter de lâche, car malgré la demande légitime du parent no 2 et sa bonne volonté à négocier, le professionnel hésite encore à trancher en sa faveur et à lui accorder la semaine de vacances. Il constate amèrement que non seulement sa stratégie du laisser-faire ne lui a pas permis d’atteindre son souhait d’être apprécié des deux parents, mais, en plus, il est déçu de lui-même, car il n’a pas agi à la mesure de sa compétence professionnelle. Ainsi dévoilé à lui-même par cette prise de conscience de l’origine de son stress et de ses malaises physiques, l’intervenant finit par s’en vouloir.

… un revirement de situation 

Au moment de négocier la première semaine de vacances, le parent no 1 avait demandé d’échanger une fin de semaine du milieu de l’été avec le parent no 2 afin d’avoir son enfant avec lui à l’occasion d’un événement spécial. À ce moment, le parent no 2 avait dit qu’il ne devrait pas y avoir de problème, mais n’avait pas confirmé sa réponse.

Quelques jours après ses premières vacances, le parent no 2 demande une seconde semaine avec son enfant vers la fin de l’été, car il a obtenu un autre congé de son employeur. À nouveau, l’appréhension du professionnel surgit devant la seconde négociation à amorcer. Il téléphone au parent no 1 pour l’informer de la demande de l’autre parent et cette fois encore, le parent no 1 s’y oppose. sroh valise enfant pixabayIl dénonce l’insistance du parent no 2 pour ravoir son enfant pour une seconde période prolongée, disant qu’il ne faut pas brusquer l’enfant dans l’intensification des séjours chez son autre parent. Quelques jours plus tard, le parent no 1 téléphone au professionnel pour dire qu’il avait omis de l’informer qu’il avait déjà planifié un voyage avec des amis précisément aux dates demandées. À la suite de cette nouvelle information, le parent no 2 s’impatiente, dénonce l’obstination du parent no 1 et décide de renoncer à sa seconde semaine de vacances. Mais, ajoute-t-il, il refuse désormais d’accorder l’échange de fin de semaine demandée par le parent no 1. Ce dernier crie au chantage et à la manipulation. Le professionnel comprend la décision du parent no 2 et confirme au parent no 1 qu’il n’y aura ni échange de fin de semaine pour le parent no 1 ni de seconde semaine de vacances pour le parent n2.

En raison du conflit qui oppose les parents et de leur propension à y mêler l’enfant, l’échange de garde se déroule dans un organisme spécialisé en présence d’intervenants qui font rapport au professionnel du déroulement de chaque échange. La fin de semaine suivante, le parent no 2 se rend donc chercher son enfant selon l’horaire habituel. Après 15 minutes d’attente, voyant que le parent no 1 ne se présente pas avec l’enfant, les intervenants lui téléphonent pour lui rappeler qu’on l’attend. Ce dernier répond qu’exceptionnellement, il a la permission de garder son enfant avec lui pour cette fin de semaine. Le parent no 2 repart seul, et les intervenants transmettent l’information au professionnel.

Le danger qui guette le professionnel est que sa volonté de puissance, frustrée et affaiblie pendant plusieurs semaines, cherche à prendre sa revanche.

Pour ce dernier, c’en est trop. Il téléphone au parent no 1 au cours des jours suivants pour clarifier la situation. Le parent no 1 dit qu’il avait compris que le changement d’horaire avait été convenu au début de l’été. Le professionnel lui rappelle qu’il lui avait clairement mentionné que devant sa fermeture à accorder d’autres vacances au parent no 2, cette entente ne tenait plus. Il se permet d’ajouter, tout en étant conscient du risque de recevoir une réaction négative de la part du parent no 1, que ce dernier semble avoir compris ce qui faisait son affaire. Il l’avise que pour remplacer les jours de la fin de semaine perdus par le parent no 2, il lui accorde la deuxième semaine de vacances aux dates que ce dernier avait demandée ; le parent no 1 devra ajuster les dates de son propre voyage. Ce dernier proteste, mais au bout du compte, il respectera la décision du professionnel. L’enfant a passé une semaine complète de vacances avec le parent no 2, et le professionnel a pu constater qu’il en est revenu heureux et enthousiaste.

La tentation de revanche de la volonté de puissance1

Un retour sur ce que le professionnel a vécu sur le plan émotionnel après la « fin de semaine manquée » s’impose ici. Il se sent exaspéré par l’attitude du parent no 1, ce qui lui donne un certain élan pour lui dire ce qu’il pense de son attitude. En même temps, le professionnel voit dans ce geste du parent no 1 une occasion de donner une autre tournure aux événements. En effet, le parent no 1 lui facilite le travail. Pris en défaut de n’avoir pas respecté une consigne, le parent no 1 ne trouve plus d’arguments pour s’opposer. Le contexte amène le professionnel à être convaincu d’avoir tous les atouts en main et il n’hésite plus à confronter le parent no 1. Durant quelques jours, cette décision lui permet de regagner de la crédibilité à ses propres yeux, car il a réussi à s’affirmer devant le parent no 1 et à rétablir la situation dans le respect des droits du parent no 2. Il agit enfin en conformité avec sa responsabilité professionnelle et se libère des sentiments de lâcheté et d’incompétence qui l’accablaient.

Ainsi délivré du stress lié aux émotions négatives, le professionnel se sent ragaillardi : les maux de tête s’estompent, de même que les douleurs à l’estomac. À la place, il se sent léger, respire librement, son cœur a repris un rythme normal. À nouveau, il se fait confiance et retrouve la conviction de sa compétence professionnelle ; venir au travail ne lui apparaît plus comme une corvée.

À partir de ce moment, le danger qui le guette est que sa volonté de puissance, frustrée et affaiblie pendant plusieurs semaines, cherche à prendre sa revanche. Si le professionnel ne prend pas rapidement conscience de cet état, il risque de continuer à se laisser dériver sur cette vague, de perdre son sens critique et de porter un jugement biaisé sur son intervention. Il pourrait ainsi se dire à lui-même que sa stratégie du laisser-faire était la bonne, puisqu’elle a permis que ce soit le parent no 1 qui se piège lui-même. De ce fait, il balaie sous le tapis le souvenir des soucis, doutes et reproches qu’il se faisait à lui-même durant toute cette période où il a été réticent à utiliser son pouvoir décisionnel. Pourtant, si le professionnel avait utilisé son droit de trancher, le parent no 2 aurait eu droit à ses deux périodes de vacances telles qu’il les demandait et l’enfant aurait pu bénéficier de la présence de son parent pour de plus longues périodes. En réalité, si le professionnel laisse une trop grande place à sa volonté de puissance à nouveau satisfaite, son jugement sera altéré et il ne verra pas que sa stratégie de non-intervention visait davantage à éviter de s’affirmer et, par ricochet, devenait une fuite devant sa responsabilité professionnelle.

L’éclairage de l’intelligence émotionnelle

Précédemment, il a été possible de constater que le professionnel a amorcé une démarche faisant appel à son intelligence émotionnelle. Il a ainsi établi un dialogue avec lui-même dans lequel il cherche à comprendre les émotions qui l’ont, ni plus ni moins, assailli durant plusieurs semaines. Il faut se rappeler que dans un premier temps, le professionnel avait admis qu’il n’aime pas la confrontation. Un premier niveau d’analyse l’avait amené à penser que son besoin de plaire le freine dans l’exercice de son rôle et qu’il évite de confronter les autres afin de gagner leur appréciation.

En poursuivant sa réflexion dans un deuxième niveau d’analyse, il a pu découvrir d’autres explications sous-jacentes pour mieux comprendre ce qui le pousse à vouloir éviter la confrontation. Il faut se souvenir que la réputation de compétence du professionnel est établie, qu’il possède un jugement clinique avéré et soucieux de l’intérêt de l'enfant. La satisfaction de ce dernier au retour de ses vacances avec son parent no 2 confirme la justesse de ses décisions. Il est conscient que ce n’est donc pas un problème d’intelligence ou de compétence qui expliquent sa réticence à confronter ses idées aux autres. En approfondissant son analyse, il réalise que les débats plus « musclés » l’obligent à défendre une position pour laquelle il craint de subir des reproches si les faits l’amènent à reconnaître qu’il s’est trompé. Il appréhende de voir sa réputation d’expert ternie, car dans son for intérieur, il veut être irréprochable. Par ailleurs, ce type de discussion lui demande beaucoup d’énergie : il faut écouter attentivement les arguments de l’autre et trouver rapidement les bonnes répliques, ce qu’il a de la difficulté à faire étant donné qu’il est envahi par différentes émotions dérangeantes. De plus, il constate son manque d’entraînement intellectuel et de résistance face à la confrontation, puisqu’il cherche habituellement à l’éviter. 

sroh intelligence émotionnelle étapes pixabayCet article cherche à illustrer l’application de l’intelligence émotionnelle dans le cadre d’une intervention professionnelle. Rappelons que l’intelligence émotionnelle fait appel à la « capacité à identifier le stimulus qui déclenche la réaction émotionnelle [ce qui] aide l’individu à chercher des moyens pour diminuer l’intensité de ce stimulus et ainsi pouvoir équilibrer l’émotion et ressentir un sentiment de bien-être personnel » (Normand-Guérette, 2014, p. 32)

 Ici, le professionnel a retrouvé un bien-être physique et psychologique et a pu découvrir que sa crainte de la confrontation n’est pas reliée au besoin d’être apprécié des autres. En fait, il cherche davantage à protéger son image et à ménager ses efforts. Cette découverte est intéressante sous plusieurs aspects :

1. 
Par ses prises de conscience, le professionnel comprend qu’il y a moyen de ne plus subir l’assaut des émotions négatives.
Il ne peut continuer de prétendre que son problème vient de son désir de plaire aux autres pour expliquer ses tentatives d’éviter la confrontation, puisqu’il a découvert que c’est un autre stimulus qui est à l’origine de son comportement et des émotions qu’il ressent. De plus, il a été en mesure de prendre une décision insatisfaisante pour le parent no 1 et au final, il n’a pas été attaqué ou remis en question par ce dernier. Par ailleurs, cette décision lui a permis de rester fidèle à ses principes et de regagner son sentiment de compétence professionnelle. Donc, il comprend que d’agir en conformité avec son intégrité professionnelle est beaucoup plus profitable que le fait de tenter de ménager les autres afin de susciter ou conserver leur appréciation. De surcroît, il découvre qu’il a surestimé le pouvoir du parent no 1, qui a respecté sa décision, et il en vient même à se demander si la contestation de ce dernier ne serait pas une tactique pour tester la solidité des intervenants.

2. Il prend conscience de ce qui le freine : son souci de préserver son image et une forme de paresse qui se manifeste par son manque d’empressement à être alerte dans l’argumentation. Cette prise de conscience lui ouvre de nouvelles voies pour se libérer de ces entraves, car les ressources se trouvent en lui-même. Il s’agit pour le professionnel d’aiguiser ses réflexes dans les situations d’argumentation, de développer sa résistance face à la pression que ces débats suscitent et de diminuer l’orgueil qui l’amène à vouloir préserver son image. Pour y parvenir, il est nécessaire d’accepter de s’astreindre à vivre des expériences impliquant l’argumentation, à apprendre de ces expériences et surtout de ses erreurs.

3. Finalement, la démarche entreprise lui permet d’avoir une vision plus juste de son potentiel en se basant sur des données réelles et non influencées par les impressions induites par ses craintes, ses rancunes, son désir de plaire, sa paresse ou son orgueil.

Par ses prises de conscience, le professionnel comprend qu'il y a moyen de ne plus subir l'assaut des émotions négatives. À travers la démarche de développement de son intelligence émotionnelle, il se libère de leur emprise et réalise qu’en travaillant sur lui-même, il peut agir pour retrouver un équilibre émotionnel. Dans l’exemple présenté dans cet article, le professionnel a pris conscience des entraves qu’il vivait,

Chaque personne peut faire la recherche des stimuli à l’origine des émotions qui l’habitent et des comportements qui en découlent.

notamment dans sa relation avec le parent no 1, ce qui freinait son action professionnelle. Il est maintenant plus disponible à analyser, comprendre, voire anticiper les comportements des parents. Il est plus neutre et accomplit avec plus de facilité son travail conformément à l’objectif qu’il s’était fixé au départ, à savoir établir des ponts avec chacun des parents, développer une relation de confiance avec eux et soutenir l’établissement d’une collaboration entre les deux parents.

Équilibrer ou étouffer ses émotions…

Plusieurs autres raisons peuvent expliquer la peur de la confrontation dans une relation professionnelle. Chaque personne peut faire la recherche des stimuli à l’origine des émotions qui l’habitent et des comportements qui en découlent. Pour s’en libérer, il faut prendre le temps de les identifier et de comprendre ce qui les provoque. On pourrait faire le parallèle avec la peur de l’inconnu. Il faut accepter de s’engager dans des situations inconnues pour les démystifier et les apprivoiser. La fuite devant ces situations qui nous dérangent n’est pas vraiment une solution. Au contraire, le fait de vivre des expériences dérangeantes2 nous permet de développer une meilleure conscience de soi par l’identification des émotions qu’elles éveillent en nous. Lorsqu’on comprend mieux ce qui les provoque, les émotions sont moins envahissantes, les malaises physiques peuvent s’estomper graduellement et on devient plus disponible pour focaliser sur les responsabilités à assumer. Mais si, au contraire, on cherche à les étouffer, elles finissent par trouver une autre voie pour se manifester.

Une démarche bénéfique pour soi-même et les autres

La démarche visant à développer sa propre intelligence émotionnelle est exigeante. En contrepartie, elle « donne à l’individu la capacité et la compétence de se libérer de ses frustrations, de même que la solidité et le courage d’analyser et d’équilibrer ses émotions. En bout de ligne, elle lui procure les moyens de disposer d’une identité forte et de rayonner dans son milieu tout en se comportant de façon pondérée et équitable » (Guitouni et Brissette, 2008, p. 41). Ainsi, les retombées de cette intelligence émotionnelle se font sentir non seulement sur le plan individuel, mais aussi sur le plan des relations interpersonnelles dans les milieux familial, amical et professionnel, de même que dans l’engagement au sein de la société.

Références

Guitouni, M. et Brissette, Y. (2000). Au cœur de l’identité. L’intelligence émotionnelle. Outremont : Éditions Carte blanche.

Guitouni, M. et Brissette, Y. (2008). L’intelligence émotionnelle et l’entreprise. Outremont : Éditions Carte blanche.

Guitouni, M. et Normand-Guérette, D. (1993). Entretiens avec Moncef Guitouni sur ses études du comportement des jeunes. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Normand-Guérette, D. (2014). Intelligence émotionnelle : comment apprivoiser les émotions ? Psychologie préventive, 47, 30-35.

Notes

1 Pour expliquer le concept de « volonté de puissance », nous nous référons aux travaux de Guitouni :

« L’étude de la globalité identitaire nécessite la connaissance de trois éléments : la nature du fonctionnement cognitif, émotif et instinctif de la personne. La dynamique de ces trois éléments qui forment la base de l’identité humaine doit être comprise à la lumière des deux pulsions de vie animant tout être, à savoir la volonté de puissance et la recherche de sécurité. » (Guitouni et Brissette, 2000, p. 143.)

« […] chaque personne vient au monde avec une double pulsion : la recherche de sécurité et la volonté de puissance. Ces deux éléments sont innés. L’insécurité est déclenchée par le choc de la naissance et par la dépendance du nourrisson dans ses besoins de survie. Mais au-delà de la fragilité de la petite enfance, l’être humain naît aussi avec un autre mécanisme de pulsion de vie qui s’appelle la volonté de puissance et que je définis comme la force qui nous pousse à réclamer nos droits et à puiser en nous-mêmes l’énergie pour nous libérer de la dépendance. L’insécurité permet de protéger sa survie et la volonté de puissance incite à chercher le moyen de grandir. […]

L’établissement, au courant de la vie, d’un équilibre entre ces deux tendances conduit l’individu au développement et à l’épanouissement de son identité. En effet, si quelqu’un sait se protéger et en même temps se développer, il s’achemine vers une évolution personnelle garante d’une identité forte. (Guitouni, 1991, p. 10-11.)

Par contre, “nous avons constaté qu’une personne vivant un conflit continuel entre sa volonté de puissance, c’est-à-dire son désir de s’imposer et de prendre la place qui lui revient, et son incapacité à faire face à l’insécurité, sera dans l’impossibilité d’avancer et de s’améliorer. […]” (Guitouni, 1985, p. 23.)

Ainsi, lorsque nous vivons un déséquilibre, “notre volonté de puissance [est réduite] à un mécanisme de réaction alors qu’en fait, [elle] devrait en être un d’action et de correction, et […] nos insécurités [sont exacerbées] au point de nous rendre obsédés de la sécurité et de pousser le ridicule de notre préservation jusqu’à l’apathie et au laisser-aller. (Guitouni, 1985a, p. 9) » (Guitouni et Normand-Guérette, 1993, p. 161-162.)

L’exemple que nous analysons dans cet article illustre une forme de déséquilibre entre la sécurité et la volonté de puissance. L’intervention que le professionnel doit faire suscite son insécurité pour toutes les raisons mentionnées, cependant, en hésitant à prendre des décisions, il va à l’encontre de sa volonté de puissance, dont le rôle est de l’amener à s’affirmer et à évoluer. Après avoir brimé sa volonté de puissance, lorsque le professionnel s’affirme enfin, sa réaction peut ressembler à celle d’un ressort qui se détend brusquement et il peut avoir de la difficulté à évaluer sa portée. Il en est de même avec la volonté de puissance qui cherche à prendre sa revanche et à s’exprimer avec force. Elle prend alors une ampleur surdimensionnée et pousse la personne à se gonfler d’orgueil et à se croire momentanément plus forte qu’elle ne l’est. L’intérêt de développer son intelligence émotionnelle est d’enrichir la connaissance de soi par la compréhension des émotions, ce qui concoure au renforcement de son identité personnelle. Ainsi, l’individu est de plus en plus conscient des raisons de ses comportements, de ses forces, de ses compétences et de ses vulnérabilités. De plus, une connaissance réaliste de sa valeur contribue au développement d’une confiance et d’une sécurité personnelles ainsi qu’à l'expression d’une volonté de puissance équilibrée.

2 Bien sûr, la complexité de certaines de ces expériences dérangeantes nécessitera que le professionnel fasse appel à des services spécialisés pour l’aider dans sa démarche.

 Pour citer cet article

Létourneau, M. (2015). Comprendre et équilibrer ses émotions dans un contexte professionnel, Psychologie préventive, (48), 30-38. Chronique sur l’intelligence émotionnelle, en ligne : http://www.sroh.org/fr/intelligence-emotionnelle-section/243-equilibrer-la-volonte-de-puissance-et-insecurite-pour-renforcer-identite.