Qu’est-ce que l'intelligence émotionnelle ? Cet article explique comment identifier et comprendre ce qui déclenche la réaction émotionnelle et pourquoi il est important de développer cette intelligence.
Auteure: Denise Normand-Guérette, orthopédagogue, professeure associée, Département d’éducation et formation spécialisées, Université du Québec à Montréal
Dans le monde actuel, l’expression « intelligence émotionnelle » est souvent utilisée. Mais a-t-elle la même signification pour tous ? Depuis quand parle-t-on de cette forme d'intelligence ? En 1995, l’ouvrage de Goleman Emotional Intelligence (traduit en français en 1997) a fait connaître cette notion à un large public, car il a suscité l’intérêt des médias, de la population en général ainsi que de chercheurs dans différents domaines comme la psychologie, l'éducation, la gestion des entreprises, les relations de travail et d’autres.
Qu'est-ce que l’intelligence émotionnelle ?
L'intelligence émotionnelle doit être intégrée à l'identité de la personne.
En 1990, Salovey et Mayer en proposent une première définition : c’est la « capacité de contrôler ses propres sentiments et émotions et ceux des autres, de les discriminer et d'utiliser cette information pour guider sa pensée et ses actions » (p. 189, traduction libre)1.
Dans un texte paru en 1997, ces mêmes auteurs orientent leur définition vers un ensemble d'habiletés : l’intelligence émotionnelle, c'est « (a) percevoir et exprimer l'émotion avec précision, (b) se servir de l'émotion pour faciliter les activités cognitives, (c) comprendre les émotions et (d) gérer les émotions pour une croissance à la fois émotionnelle et personnelle » (cités dans Salovey, Brackett et Mayer, 2004, p. ii, traduction libre2).
Pour sa part, Goleman considère que l'intelligence émotionnelle « recouvre la maîtrise de soi, l'ardeur et la persévérance, et la faculté de s’inciter soi-même à l'action » (1997, p. 10).
Bien qu’il n’y ait pas de consensus pour définir l’intelligence émotionnelle, on assiste, depuis les deux dernières décennies, à une prolifération de recherches sur l'intelligence émotionnelle3. Notamment, de nouvelles technologies d'imagerie cérébrale permettent la réalisation de travaux scientifiques contribuant à mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et des émotions. Des instruments de mesure sont développés pour évaluer différentes capacités reliées à l'intelligence émotionnelle, et même pour mesurer un quotient émotionnel. Des programmes visant à développer l’intelligence émotionnelle sont expérimentés dans différents milieux, notamment à l'école et en entreprise.
Il est important de cerner quel est le stimulus à l'origine de la réaction émotionnelle et de travailler à diminuer l'intensité de ce stimulus pour pouvoir équilibrer l’émotion.
Actuellement, il existe deux grands courants de conceptualisation de l'intelligence émotionnelle (I.E.) :
- « l’I.E. comme habileté mentale, comme une forme d’intelligence parmi d’autres. Cette conceptualisation se base sur le modèle de Mayer et Salovey ;
- l’I.E. comme trait de personnalité. Cette conceptualisation s’inspire des modèles de Goleman, de Bar-On, de Furnham et Petrides » (Bodarwé, 2008, p. 11).
Une autre approche se distingue de ces deux courants de conceptualisation. Guitouni explique sa vision de l'intelligence émotionnelle en tenant compte de ses recherches sur la libération et le renforcement de l'identité humaine effectuées depuis les années 1970. Il a enseigné l'intelligence émotionnelle comme étant « plus qu’un modèle ou un concept ». Selon lui, elle constitue
« un outil de base dans les relations interpersonnelles, qu'elles soient conjugales, familiales, amicales, sociales ou professionnelles. Cet outil de base doit être intégré à l'identité de la personne afin qu'elle puisse comprendre instantanément les émotions et les vivre de façon équilibrée. L'équilibre émotionnel se vit sur-le-champ, il ne peut être atteint en se retirant de l'action pour réfléchir à un modèle, un concept ou encore une stratégie d'intervention, parce que les émotions ne se maîtrisent pas. Elles trouvent leur équilibre à l'intérieur d'une identité forte » (Guitouni et Brissette, 2000, p. 21)
Dans la préface d'un ouvrage publié en 2013 dans le domaine de l’éducation, ce même auteur explique la place de l'intelligence émotionnelle et il précise :
« L'intelligence émotionnelle n'est pas seulement une habileté à nommer les émotions ressenties ou une capacité intuitive à capter les émotions de l'autre. Elle comprend aussi cette perspicacité de saisir les conséquences sur les autres des émotions que la personne ressent. Elle est aussi beaucoup plus complexe. Pour comprendre la réalité de l'intelligence émotionnelle, il faut trouver le stimulus qui provoque la réaction émotionnelle. L'émotion fait partie intégrante de la nature humaine. Mais pour qu'il y ait manifestations émotionnelles, il faut qu'il y ait un stimulus qui déclenche ces réactions. Un être ne peut devenir émotif sans raison » (Guitouni, 2013, p. x).
Pour distinguer les différents stimuli qui suscitent une réaction émotionnelle, cela exige d’être honnête avec soi, et même de se libérer d'une forme d’orgueil.
Cette capacité à identifier le stimulus qui déclenche la réaction émotionnelle aide l'individu à chercher des moyens pour diminuer l'intensité de ce stimulus et ainsi pouvoir équilibrer l'émotion et ressentir un sentiment de bien-être personnel. Une analogie peut aider à comprendre l'importance de travailler sur le stimulus qui déclenche la réaction émotionnelle.
Comparons l'émotion à de l'eau qu’on fait chauffer dans un chaudron. Le stimulus est l'élément qui est sous le chaudron. Lorsque l'eau bout, on peut mettre un couvercle pour l’empêcher de déborder. Malgré cette tentative pour contrôler l'eau, si le chaudron est plein et que l'élément est au maximum, elle débordera, malgré la présence du couvercle.
Il est donc nécessaire de savoir quel bouton il faut tourner pour faire diminuer la température de l'élément et ainsi diminuer l'intensité du bouillonnement. Il en est de même avec l'émotion : il est important de cerner quel est le stimulus qui est vraiment à l'origine de la réaction émotionnelle et de travailler à diminuer l'intensité de ce stimulus pour pouvoir équilibrer l’émotion.
Qu'est-ce qui est à l'origine de la réaction émotionnelle ?
Pour répondre à la question, utilisons un exemple. Lorsqu'une personne se trouve dans une situation inconnue qui exige d'elle de s'engager dans une action, elle peut dire qu'elle vit de l’insécurité et qu'elle manque de confiance en elle pour expliquer sa difficulté à passer à l'action. Dans cette situation, la personne qui souhaite entreprendre une démarche de développement de son intelligence émotionnelle doit se demander si l'émotion nommée et le stimulus identifié correspondent réellement à ce qu'elle vit intérieurement. Est-il possible que son insécurité soit éveillée par un autre stimulus que le manque de confiance ? Si elle se voit comme une personne supérieure aux autres, il est possible qu'elle veuille accomplir la nouvelle tâche avec brio à leurs yeux afin de susciter leur admiration, mais elle est consciente qu'elle ne connaît pas tous les aspects de cette tâche. En réalité, sa motivation intérieure est de recevoir de la considération de son entourage et d’être reconnue comme supérieure. Dans ce cas, le stimulus qui provoque son insécurité est sa crainte de ne pas recevoir des autres la considération et l'admiration qu'elle attend. Et c'est ce qui peut l'empêcher de passer à l'action. Il ne s’agit pas nécessairement, comme on aurait pu le croire au départ, d’une insécurité face à une méconnaissance de la tâche à accomplir, mais d’une insécurité face à sa capacité de susciter un sentiment d’admiration chez les autres.
Pour devenir capable de distinguer les différents stimuli qui suscitent une réaction émotionnelle, cela exige d’être honnête avec soi, et même de se libérer d'une forme d’orgueil, pour se dire franchement ce que l'on vit. Selon le stimulus à l'origine de l'insécurité qui empêche d'agir, il est nécessaire de travailler différemment sur soi-même pour développer le courage de l'action. S'il s'agit d'un manque de confiance en soi, la personne a besoin de s'outiller concrètement et d'utiliser graduellement ses habiletés pour constater petit à petit qu’elle devient de plus en plus compétente dans la pratique.
S'il s'agit d'un désir d’être considéré supérieur par les autres, la démarche est différente.
Développer son intelligence émotionnelle aide à créer un équilibre entre ses émotions, sa raison et ses besoins instinctifs, ce qui permet d’acquérir une force intérieure et une solidité pour faire face aux difficultés de la vie.
Il est nécessaire de se libérer de ce désir que les autres nous accordent d'emblée une supériorité, et pour y parvenir, « la personne doit apprendre à résister à la tendance à vouloir être la force, même lorsqu'elle est faible. Elle doit aussi accepter de reconnaître la force des autres et apprendre de celle-ci » (Guitouni et Brissette, 2000, p. 113). Pour cela, il est nécessaire de prendre conscience de son niveau de compétence et d’accepter de faire des efforts pour développer ses capacités afin d’atteindre le degré de compétence qui correspond à la supériorité recherchée.
La personne peut aussi se demander : « Qu'est-ce qui m'a amenée à attendre des autres qu’ils reconnaissent ma supériorité ? » Une explication pourrait être que, durant l'enfance, les adultes admiraient tout ce qu'elle faisait, même le plus petit gribouillage fait rapidement sans investir d'efforts, et la félicitaient, lui laissant ainsi croire qu'elle était exceptionnelle. Elle a développé une perception d'elle-même qui l'a amenée à se voir comme une personne supérieure, admirée par son entourage, et à l'âge adulte, elle continue à rechercher une valorisation personnelle à travers des témoignages explicites d’enthousiasme et d’admiration de la part des autres.
Ceci nous amène à constater à quel point il est important de développer chez l'enfant la capacité d'évaluer par lui-même ce qu’il fait et ce qu’il pense, pour décider si la tâche accomplie est satisfaisante ou s'il peut faire mieux. Car s’il ne ressent pas sa propre satisfaction devant la tâche accomplie, cela est susceptible de créer chez lui une tendance à chercher une satisfaction à travers l’approbation et les félicitations qui lui seront données par les autres. Par ailleurs, si une personne prend conscience de ce qui l’a conduit à rechercher l'admiration des autres, elle peut décider de travailler sur ses propres conditionnements et sur ses émotions pour se libérer de cette forme de dépendance par rapport au regard des autres.
Dans la situation expliquée au début de l'exemple, cela signifie que l'intelligence émotionnelle aide la personne à identifier et à travailler sur le stimulus à l'origine de la réaction émotionnelle qui l'empêche d'agir. Dans le cas du premier stimulus, la personne agira malgré son insécurité en étant consciente que c'est par l'action qu'elle pourra accroître ses habiletés. Dans le cas du deuxième stimulus, sa démarche l’aidera à décider de s'engager dans l'action en étant convaincue qu'il est plus important d'agir pour elle-même au lieu de rechercher la reconnaissance d'autrui, car son action l'amène à ressentir une fierté personnelle et à développer une force intérieure. Ce ne sont là que deux exemples de stimuli, il y en a d’autres et c’est à chacun de les identifier.
Pourquoi développer l'intelligence émotionnelle ?
Lorsqu'une personne travaille à développer son intelligence émotionnelle, elle en ressent les effets sur le plan de son bien-être, car cela l'aide à créer un équilibre entre ses émotions, sa raison et ses besoins instinctifs, ce qui lui permet d’acquérir une force intérieure et une solidité pour faire face aux difficultés de la vie. Cela contribue à développer et à renforcer son identité humaine. Cette identité renforcée aide à faire des choix en analysant leurs conséquences, à comprendre les raisons de ses comportements, à vivre moins de frustration, d’angoisse et de stress, à agir avec courage et à ressentir une fierté personnelle.
Toutefois, pour comprendre et développer cette forme d’intelligence, on ne peut pas se contenter de lectures sur le sujet, il est nécessaire de s'engager dans une démarche qui demande temps et énergie et qui exige un investissement personnel. D'abord, la personne prend conscience de sa réaction émotionnelle et est réceptive à percevoir et nommer l'émotion ressentie. Puis, elle tente d’identifier le véritable stimulus à l'origine de l'émotion.
Par la suite, le travail de compréhension et d'analyse du stimulus contribue à équilibrer l'émotion. Quand une autre situation se présente et que la personne vit une réaction émotionnelle similaire, elle identifie plus rapidement le stimulus qui suscite l'émotion et devient capable de nuancer ce qu'elle ressent et de décider comment se comporter par rapport à elle-même et aux autres, en ayant une compréhension plus globale de la réalité vécue.
Références
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Bodarwé, K. (2008). Existe-t-il une corrélation entre l’intelligence émotionnelle et l’asymétrie préfrontale ? (mémoire non publié présenté en vue de l'obtention du grade de licenciée en sciences psychologiques). Université catholique de Louvain, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Texte intégral en version PDF (consulté le 5 octobre 2017).
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Notes
1 Citation originale : « ability to monitor one's own and others' feelings and emotions, to discriminate among them and to use this information to guide one’s thinking and actions » (Salovey et Mayer, 1990, p. 189).
2 Citation originale : « a set of abilities pertaining to (a) accurately perceiving and expressing emotion, (b) using emotion to facilitate cognitive activities, (c) understanding emotions, and (d) managing emotions for both emotional and personal growth (Mayer & Salovey, 1997) » (Salovey, Brackett et Mayer, 2004, p. ii).
3 Bar-On (2006), Bodarwé (2008), Brasseur et Gregoire (2010), Durlak et al. (2011), Goleman (2013), Guitouni et Brissette (2008), Hansenne et Legrand (2012), Jones, Brown et Aber (2011), Leedy et Smith (2012), Letor (2006), MacCann et al. (2011), Salovey, Brackett et Mayer (2004).
Pour citer cet article
Normand-Guérette, D. (2014). Comment apprivoiser les émotions ?, Psychologie préventive, (47), 30-35. Chronique sur l’intelligence émotionnelle, en ligne: http://www.sroh.org/fr/intelligence-emotionnelle-section/224-comment-apprivoiser-les-emotions